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En France, le rôle de l’entreprise en tant que levier du développement des territoires et, réciproquement, la contribution des territoires à la réussite des entreprises sont incontestables. Mais en raison de facteurs historiques, politiques et culturels – au premier rang desquels la centralisation du modèle français –, ils sont sans doute perçus avec moins d’acuité qu’ailleurs. Au point que les territoires ont longtemps paru constituer le cadre neutre de l’action des entreprises, et la contribution sociétale de ces dernières un simple à-côté de leurs activités. Mais les temps ont changé. Aux yeux des nouvelles générations de dirigeants, les territoires représentent des gisements de compétitivité. Ils sont également l’échelon où, bien souvent, se décide la réussite ou l’échec des projets. D’où l’émergence de questionnements. Comment une entreprise peut-elle être partie prenante de son environnement et le façonner en lien avec les autres acteurs ? Comment l’innovation sociétale participe-t-elle à l’évolution des modèles d’affaires ? Quelles sont les modalités de collaboration à privilégier entre les sphères publiques et privées ?

Rendre aux territoires une part de la valeur qu’ils apportent

« Sous des formes diverses, on voit apparaître un mouvement de fond relevant de ce qu’on appelle la responsabilité territoriale des entreprises, ou RTE, constate Erwan Keryer, associé KPMG, secteur public. Cette tendance était déjà observable avant la crise que nous traversons mais elle y a trouvé un terrain propice à son développement. Dans tous les cas, on a affaire à des sociétés qui ont conscience de la valeur que leur apporte un territoire, se sentent redevables auprès de lui et veulent le faire bénéficier d’une dynamique nouvelle. » Comment ? Par exemple en recourant à un outil encore assez peu connu : la fondation territoriale, dont la vocation est d’agir sur tous les champs de l’intérêt général. Longtemps cantonné à l’entretien ou à la restauration du patrimoine, ce dispositif, qui peut être initié par une entreprise ou une collectivité locale, a vu son périmètre d’application s’élargir. Il permet aujourd’hui de déployer des cursus de formation dans les quartiers prioritaires de la ville, ou encore d’utiliser le sport afin de favoriser la réinsertion sociale.

De nouveaux modèles de collaboration pour mieux attaquer les marchés

La RTE émerge aussi via une approche renouvelée des marchés. Coopération, co-innovation et coopétition prennent place dans les modèles de relations entre entreprises, et notamment celles des grands opérateurs urbains. Dans le premier cas, il s’agit de partager sa technologie, son savoir-faire et son expertise en vue de proposer une réponse partenariale dans le cadre d’appels d’offres. On a vu, notamment, Bouygues s’allier avec Suez, et Suez avec Engie, pour maximiser leurs chances de remporter des marchés labellisés « territoire intelligent ».

La co-innovation consiste, pour un groupe, à s’associer avec une entreprise locale et à lui donner accès à son écosystème. C’est ce qu’a fait Veolia à Lyon se tournant vers une ETI pour répondre à une problématique précise relative au déploiement de capteurs intelligents. Profitable pour les territoires, cette option peut surtout aider les entreprises, souvent bousculées par le déferlement de l’innovation digitale, à créer de nouvelles chaînes de valeur.

Quant à la coopétition, par laquelle deux concurrents travaillent ensemble sur le même projet, sachant qu’il n’y aura qu’un seul gagnant in fine, elle s’avère souvent un riche laboratoire d’innovation sociale et sociétale. Mais elle n’a d’intérêt que lorsque la chaîne de valeur n’est pas encore figée.

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Exemple de coopétition de La Poste avec ses flottes électriques

Interview de Muriel Barnéoud, directrice de l’engagement sociétal du groupe La Poste


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Entre acteurs publics et privés, les barrières vont continuer à s’effacer

« Même si les acteurs publics n’ont pas toujours le réflexe d’actionner ces nouvelles formes de collaboration, je ne pense pas qu’il puisse y avoir de retour en arrière : l’ouverture des savoir-faire, le partage des expertises et des risques assumés par les acteurs publics et privés vont s’installer dans les mœurs. D’autant que l’hybridation des services est poussée par les derniers développements digitaux. » À l’appui de ses prévisions, Erwan Keryer évoque les collectivités, de plus en plus nombreuses, sollicitées par des industriels désireux de partager leurs données. Les buts visés : faire naître de nouvelles filières, stimuler la résilience, limiter le gaspillage ou promouvoir l’économie circulaire. Une évolution qui vient casser tous les codes prévalant jusqu’à présent.

Dans l’attractivité et le potentiel de développement des territoires, les possibilités – plus ou moins accessibles, interconnectées, vertueuses sur le plan environnemental – de se déplacer représentent un facteur déterminant. Les collectivités ne s’y trompent pas, qui se situent souvent à l’avant-garde de la recherche de solutions de mobilité durable. L’incitation à faire bouger les lignes est d’autant plus forte que la part du transport dans les émissions globales de gaz à effet de serre se situe, dans les pays occidentaux, aux environs de 30 %. « On voit ainsi de nouveaux entrants s’adosser aux ressources du digital pour déployer rapidement des solutions agiles, souples et évolutives qui viennent challenger les opérateurs historiques », souligne Laurent Choain, associé KPMG, responsable du secteur Transport et mobilités.

La pression s’exerce aussi sur les pouvoirs publics, à l’image de ces municipalités conduites à légiférer pour répondre aux problèmes d’occupation et de vivre-ensemble posés par l’invasion des flottes de vélos et de trottinettes électriques en libre-service.

Au cœur du changement, également : les citoyens. Le rapport Duron remis en juillet au gouvernement pointe les nouveaux comportements de mobilité, notamment ceux induits par le télétravail et les relocalisations de domicile. Il appréhende, à plus long terme, l’impact de la perte de confiance envers les transports publics depuis le début de la crise sanitaire et la diversification des modes de déplacement, vélo en tête. 

L'innovation sociétale, au plus près des besoins locaux

Domaines d'action (économique, social, sociétal, environnemental), échelons territoriaux (local, régional, national, international), catégories d'acteurs (public, association, entreprise, investisseur, académique)... « Relever les défis actuels, c'est se confronter à cette triple articulation qui complexifie les réponses à apporter et explique l'émergence de nouveaux modes relationnels, dans la droite ligne de l'ODD 17* », souligne Bernard Bazillon, associé KPMG, directeur national Économie Sociale et Solidaire. Qu'observe-t-on actuellement comme modèles d’alliance au profit des territoires ? Les pratiques responsables gagnent du terrain, de même que la coopération économique. Et, pour répondre positivement aux spécificités des besoins locaux, l'innovation sociétale est choisie ou le sera à court terme par 30 % des entreprises (cf. infographie). 

Les modes de partenariats pratiqués par les entreprises (juillet 2021)



Source : Jurisassociations 648 (Ed. Dalloz) Novembre 2021

Le choix des enjeux prioritaires apparaît comme déterminant dans la réussite d'une politique d'innovation sociétale. Il doit se faire en alignement avec la raison d'être de l'entreprise, mais aussi en tenant compte des besoins des territoires. Autres dimensions essentielles : la sélection des partenaires et l'objectivation des critères de succès. « KPMG accompagne les acteurs économiques sur ces deux derniers chantiers » précise Bernard Bazillon. 

Paris 2024 mise sur de nouvelles dynamiques de coopération

De plus en plus, les dynamiques de co-construction sont animées par un « catalyseur territorial ». Cet acteur, dont le profil n'est pas figé – il peut venir des rangs d'une collectivité, d'une association, d'une entreprise ou encore d'une fondation –, joue un rôle de tiers de confiance entre des « mondes » riches de leurs différences.

Adossés à des exigences fortes en matière sociale et environnementale, les JO Paris 2024 veulent promouvoir le territoire de la Seine-Saint-Denis comme un démonstrateur de la force de ce type de modèle. Expérimentations collectives et groupements d'acteurs y sont encouragés au profit du plus grand nombre. KPMG a contribué, dans ce cadre, à la coordination entre acteurs de l'économie sociale et solidaire et de l'économie dite « classique » dans une démarche visant à lier les chantiers olympiques à des projets d'urbanisme transitoire. De quoi optimiser les impacts et garantir aux habitants un héritage post-JO. Cet exemple emblématique le démontre : apprendre à jouer collectif n'est plus un choix mais une impérieuse nécessité.

▼ L’économie circulaire, une quête d’équilibre entre rentabilité et respect de l’environnement


Utiliser plus efficacement les ressources, diminuer l’impact de l’activité humaine sur l’environnement tout en développant le bien-être des individus : telles sont les principales finalités du système d’échange et de production connu sous le nom d’économie circulaire. Ces dernières années, les entreprises françaises n’ont cessé de renforcer l’intégration de ce modèle dans leur stratégie RSE. La loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, qui a notamment modifié en profondeur l’organisation des filières à responsabilité élargie des producteurs (REP), n’y est pas pour rien. Aujourd'hui, l’économie circulaire est reconnue comme un véritable levier de croissance et d’innovation. Pour autant, un certain nombre d’entreprises n’ont pas encore adapté leur business model en conséquence. Dans une étude réalisée avec la société Upcyclea, spécialisée dans les plateformes intelligentes et les services dédiés à l’économie circulaire, KPMG dresse un panorama des pratiques actuelles, présente les difficultés rencontrées et les moyens d’y remédier.


> Accéder à l’intégralité de l’étude

1 Dix-septième objectif du développement durable (ODD), qui porte sur la mise en place de partenariats efficaces et inclusifs entre les gouvernements, le secteur privé et la société civile.

Une offre de service à réinventer pour satisfaire les aspirations

Ces inflexions se traduisent-elles par l’émergence de nouveaux modèles d’entreprise ? « Pour le moment, la réponse des opérateurs aux attentes de la société consiste surtout à prendre des engagements sur la base d’objectifs formalisés et à ajuster leur offre », répond Laurent Choain. Pour illustration, les trains et les poids lourds fonctionnant à l’hydrogène, les carburants de substitution obtenus à partir de la biomasse ou la construction de centres « verts » destinés au stockage et à la distribution des marchandises drainent un volume d’investissements de plus en plus massif.

Autre tendance, la multiplication des approches partenariales visant, notamment, à solliciter l’expertise des start-up afin de mieux utiliser les datas et les plateformes numériques. Que ce soit pour repenser les tournées de véhicules, améliorer le maillage des actifs logistiques ou encore encourager l’écoconduite…

« Dans un contexte marqué, notamment, par l’avènement des nouvelles mobilités, le renchérissement inéluctable des énergies fossiles et l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire, les opérateurs historiques ont une occasion de réinventer leur offre de service ainsi que leur schéma opérationnel pour mieux satisfaire les aspirations des citoyens. Or, ces dernières ne vont pas toujours de pair avec celles des consommateurs que les citoyens sont aussi. D’où l’importance d’accompagner les acteurs en les aidant à cartographier et chiffrer leurs impacts, et à transformer en profondeur leur business model », précise Laurent Choain.

Les aspirations des citoyens ne vont pas toujours de pair avec celles des consommateurs que les citoyens sont aussi. D’où l’importance d’accompagner les acteurs en les aidant à cartographier et chiffrer leurs impacts, et à transformer en profondeur leur business model.



Laurent Choain

Associé KPMG, responsable du secteur Transport et mobilités

Engagements public et privé, questionnement citoyen : les clés pour affronter la diversité des enjeux



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L'hydrogène : une énergie entre promesses et défis

Va-t-il devenir le carburant du futur ?


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Au-delà des opérateurs, la totalité de l’écosystème doit se mobiliser au service du triptyque performance durable-bien commun-résilience économique. « Prenons le cas de l’hydrogène. Pour grandir, cette filière nécessite des usines positionnées au bon endroit, des constructeurs osant investir pour produire des véhicules adaptés, une fiscalité incitative pour flécher judicieusement les crédits… Que ce soit au niveau local ou national, l’impulsion dépend pour une bonne part de la volonté de la puissance publique. D’autres pays, comme la Suisse, ont déjà pris une longueur d’avance. »

Enfin, les Français n’échapperont pas à une réflexion sur leurs habitudes de consommation. Car, demander d’un côté une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux, et exiger de l’autre la livraison express d’un produit commandé d’un clic ressemble fort à un paradoxe. Qui a pour effet de mettre sous contrainte un secteur logistique souvent épinglé pour les conditions de travail de ses salariés. Certes, il existe des exceptions. Comme STEF, le leader européen des services de transport frigorifique, qui déploie de longue date une approche partagée de la création de valeur. Les collaborateurs sont associés au capital depuis vingt-cinq ans et deux tiers d’entre eux – 12 000 personnes – sont actionnaires du groupe. « STEF vient de formaliser son nouveau programme et ses engagements RSE, en ayant pris soin de les faire valider par tous les salariés. » La preuve qu’entre l’engagement environnemental et la responsabilité sociale, une culture centrée sur l’humain est certainement le meilleur trait d’union.

Conclusion

Passer d’une économie prédatrice, extractive et autocentrée à une économie qui contribue à régénérer les écosystèmes naturels et humains : c’est le chantier prioritaire de notre siècle. La crise sanitaire a constitué un moment de bascule dans la prise de conscience des entreprises et de leurs dirigeants. L’interdépendance des dimensions économiques, humaines et environnementales est enfin perçue comme une réalité incontournable. La responsabilité de l’entreprise n’est plus un supplément d’âme mais une nécessité stratégique. Naguère soumise à une mesure exclusivement financière, la performance économique devient progressivement indissociable de l’impact positif.

Pour construire de nouveaux modèles soutenables, rentables et compétitifs, les entreprises vont devoir se réinventer. Rien ne sera facile. Il faudra du courage, de la méthode et du temps pour se libérer d’héritages obsolètes et pour surmonter les tensions qui surgissent à l’occasion de toute transformation profonde. Dans la nouvelle ère qui s’ouvre, un double critère distinguera les leaders. D’une part la capacité à faire de la raison d’être et de la responsabilité une source d’opportunités et de nouveaux gisements de valeur ; d’autre part l’aptitude à concilier la performance de court terme avec une vision de long terme.

Cette nouvelle exigence qui s’impose aux entreprises vaut également pour les nations. Face aux menaces sur le climat et la biodiversité, à la montée des inégalités et des tensions géopolitiques, la France et l’Europe doivent affirmer leur leadership et leur souveraineté. Elles doivent montrer la voie en construisant, à partir de leurs valeurs et de leurs atouts, un modèle positif qui articule l’esprit d’entreprise, le progrès technologique et l’humanisme.

Les ressources abondent pour traduire concrètement cette ambition, entre le rayonnement de nos groupes mondiaux, l’élan entrepreneurial de nos start-ups, licornes, PME et ETI, le potentiel extraordinaire de nos talents et de notre recherche. Mais seule une coopération dans un esprit d’écosystème permettra aux Européens de jouer un rôle pionnier pour enrayer le changement climatique, consommer mieux, définir une croissance synonyme de progrès partagé et de nouvelle prospérité.

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