L’héritage juridique durable de la tragédie de la mine Westray est la modification du Code criminel par le projet de loi C-45, qui a établi le nouveau crime de négligence criminelle en matière de santé et de sécurité au travail (« SST ») pour les personnes et les organisations. Ce projet de loi, souvent appelé projet de loi Westray, a créé une obligation légale et une responsabilité, pour les sociétés et les personnes, de prendre « les mesures voulues pour éviter qu’il n’en résulte de blessure corporelle » dans le Code criminel.1 Selon cette modification, la police peut enquêter sur les employeurs, les administrateurs, les dirigeants, les cadres et même les travailleurs, et les procureurs de la Couronne peuvent poursuivre ceux-ci, s’ils manquent à leur obligation légale et si un travailleur est blessé dans le cadre de son emploi.

Des accusations récentes en Ontario et ailleurs au Canada montrent un recours accru au projet de loi Westray comme mécanisme d’application de la loi en cas d’atteintes à la sécurité. Le présent article fait une mise en contexte, explore le contenu essentiel du projet de loi Westray et quelques-unes des raisons pour lesquelles la loi a rarement été appliquée par le passé, et tente d’expliquer pourquoi l’infraction de négligence criminelle en matière de SST suscite un intérêt grandissant et est utilisée de plus en plus souvent au pays.

Le 9 mai 1992, vingt-six mineurs ont perdu la vie à la mine Westray dans le comté de Pictou, en Nouvelle-Écosse, lorsque la mine souterraine de charbon a été ravagée par une explosion et un incendie. L’échec de la poursuite criminelle visant deux cadres de la mine et la société propriétaire de la mine, de même que le retrait de 52 chefs d’accusation en vertu des lois sur la santé et la sécurité au travail par l’organisme de réglementation en matière de sécurité de la Nouvelle-Écosse, n’ont pas été les seules conséquences juridiques de cette tragédie en milieu de travail. L’enquête publique qui a suivi a reçu une grande couverture médiatique et a abouti à la formulation de plusieurs recommandations, dont des modifications du Code criminel. Toutefois, il s’est écoulé beaucoup de temps avant que le projet de loi Westray soit adopté.

Le 31 mars 2004, presque douze ans après la tragédie minière, le projet de loi Westray est devenu une loi. Désormais, un employeur peut être reconnu coupable de négligence criminelle en matière de SST si un ou plusieurs de ses agents (c.-à-d. ses employés) font preuve de négligence criminelle, si un cadre supérieur a omis de prendre des mesures de sécurité raisonnables, et s’il existe un lien de causalité important entre la conduite et le décès ou les lésions corporelles d’une personne et les manquements de la société. Autrement dit, une société peut maintenant être accusée et reconnue coupable de négligence criminelle en matière de SST causant des blessures ou la mort dans le contexte d’un accident de travail si elle a enfreint l’obligation légale prévue par le Code criminel.

Le libellé de cette obligation légale est le suivant :

« Il incombe à quiconque dirige l’accomplissement d’un travail ou l’exécution d’une tâche ou est habilité à le faire de prendre les mesures voulues pour éviter qu’il n’en résulte de blessure corporelle pour autrui. »

L’infraction se complique encore plus pour une organisation en raison du critère juridique visant à établir si la société défenderesse est partie à une infraction fondée sur la négligence, disposition stipulée à l’article 22.1 du Code criminel. L’article 22.1 prévoit deux éléments devant être prouvés par le procureur, et ceux-ci doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable pour qu’une société soit reconnue coupable d’une infraction fondée sur la négligence. Premièrement, un agent (deux agents ou plus seront traités comme un seul agent aux fins de cet article) de la société doit avoir participé à l’infraction. Deuxièmement, un cadre supérieur doit avoir omis d’empêcher la participation de l’agent à l’infraction et, ce faisant, le cadre supérieur doit s’être écarté de façon marquée de la norme de diligence qu’il aurait été raisonnable d’adopter, dans les circonstances, pour empêcher la participation à l’infraction.

Un cadre supérieur est défini à l’article 2 du Code comme étant un agent, c’est-à-dire un administrateur, un associé, un employé, un membre, un agent ou un sous-traitant de la société, qui élabore les politiques de la société ou qui est responsable d’en gérer la mise en œuvre. Le projet de loi Westray a élargi la responsabilité des sociétés en éliminant l’obligation pour la poursuite de prouver qu’une personne est un dirigeant de la société responsable de l’élaboration des politiques.

Pour prouver qu’une société accusée est coupable de négligence criminelle en matière de SST en vertu de l’article 219 du Code, la poursuite doit prouver hors de tout doute raisonnable i) l’identité de l’agent qui a fait preuve de négligence criminelle, ii) que l’accusé avait l’obligation légale de prendre les mesures voulues pour éviter les lésions corporelles et iii) que l’accusé a montré une « insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie et de la sécurité d’autrui ».

Du fait de l’adoption de l’article 217.1, la nouvelle obligation légale de prendre des mesures raisonnables pour éviter les blessures aux travailleurs et à toute autre personne s’applique aux personnes qui dirigent le travail. Cette obligation légale est aussi imposée aux personnes qui dirigent l’accomplissement d’un travail ou sont habilitées à le faire. Les administrateurs, les cadres et les superviseurs ainsi que les employés d’échelons inférieurs, dont les contremaîtres et les chefs d’équipe, pourraient tous avoir l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour éviter les blessures à autrui.

La poursuite doit aussi prouver hors de tout doute raisonnable qu’il y a eu un écart marqué et important pour établir qu’il y a eu négligence criminelle.2 La négligence criminelle exige un élément moral qui réside dans le minimum de conscience ou l’aveuglement volontaire face à la menace pour la vie ou la sécurité d’autrui.3 En plus de prouver que des actes ont été commis, ou que le manquement aux obligations atteint le niveau d’un écart marqué et important, la poursuite doit prouver, en vertu des articles 220 et 221 du Code, qu’il existe un lien de causalité important entre la conduite et le décès ou les lésions corporelles, respectivement.

La faible fréquence d’utilisation du projet de loi Westray peut notamment s’expliquer par les raisons suivantes. Premièrement, il y a eu peu de formation et de sensibilisation de la police à l’égard de cette loi et de son importance. Comme le Canada est doté d’un modèle de police hybride qui comprend une force de police nationale, la GRC, des forces de police provinciales comme la PPO et des forces de police locales, il est difficile d’assurer la coordination et l’uniformité de la formation sur les nouvelles lois comme le projet de loi Westray.

Deuxièmement, à peu près au même moment que l’adoption du projet de loi Westray, les organismes de réglementation en matière de SST ont commencé à jouer un rôle plus important dans l’application de la réglementation en matière de SST. Plusieurs provinces, dont l’Alberta, l’Ontario et la Nouvelle-Écosse (peut-être parce que c’est là qu’a eu lieu la tragédie de la mine Westray), ont augmenté le nombre d’inspecteurs et de procureurs affectés à la SST (l’Ontario compte actuellement 29 procureurs affectés à la SST). La plus grande attention portée aux poursuites réglementaires a peut-être éclipsé l’adoption du projet de loi Westray.

Troisièmement, il n’y a toujours pas de norme claire quant à ce qui constitue des « mesures voulues pour éviter qu’il n’en résulte de blessure corporelle » selon l’article 217.1 du Code criminel. Autrement dit, la police et les procureurs de la Couronne n’ont pas de norme ni de point de référence sur lequel s’appuyer pour évaluer les actes ou les omissions des parties en milieu de travail en cas d’incident grave. Dans plusieurs affaires entrant dans le champ d’application du projet de loi Westray auxquelles j’ai participé, les procureurs de la Couronne ont par exemple désigné la réglementation provinciale en matière de SST comme étant la norme applicable. Cette approche est problématique, car soit il y a une poursuite en matière de SST parallèle – auquel cas il n’est pas clair quelle poursuite a préséance, soit il n’y a pas de poursuite en matière de SST parallèle – l’organisme de réglementation plus expérimenté que la police ayant décidé que, à première vue, il n’y avait pas d’infraction à la norme.

Cela nous amène à la récente tendance à la hausse des enquêtes policières et des accusations en vertu du projet de loi Westray depuis un an ou deux. Nous constatons que, souvent, la police mène une enquête en parallèle et le procureur de la Couronne dépose des accusations criminelles, surtout en cas de décès en milieu de travail. Cette tendance semble avoir trois explications principales. Premièrement, la police et les procureurs de la Couronne ont reçu davantage de formation et ont progressivement acquis plus d’expérience en ce qui a trait à l’objectif et à la nature des modifications du Code criminel découlant du projet de loi Westray. Cela ne s’est pas produit parce que le projet de loi Westray a établi une obligation légale concernant la sécurité au travail uniquement, mais parce que le projet de loi Westray traite du critère juridique pour les poursuites, la détermination de la peine et les ordonnances de probation visant les organisations, y compris les employeurs qui sont des sociétés, pour toutes les infractions criminelles. Ainsi, lorsqu’une société fait l’objet d’une enquête pour fraude, blanchiment d’argent ou fraude fiscale, ces autres dispositions du projet de loi Westray s’appliquent. La formation et l’expérience ont donc permis aux responsables de l’application de la loi de se familiariser avec le projet de loi Westray, et l’obligation légale prévue par l’article 217.1 a aussi été portée à leur attention. C’est pourquoi, en cas de blessure grave ou fatale en milieu de travail, la police sait maintenant qu’elle doit examiner plus attentivement la cause et les circonstances afin d’exclure la négligence criminelle en matière de SST.

Deuxièmement, lorsqu’un travailleur est gravement blessé ou tué au travail, la police et les procureurs de la Couronne font l’objet d’une plus grande pression de plusieurs sources pour déposer des accusations criminelles. Cela a commencé peu après l’adoption du projet de loi Westray, lorsque des chefs syndicaux ont diffusé des publicités incitant à accuser les sociétés et les cadres supérieurs lorsqu’un travailleur subissait des blessures fatales. Différents médias de masse ont ensuite commencé à envoyer des reporters couvrir ces incidents de plus près. Puis, la révolution des cellulaires avec caméra omniprésents a transformé tout le monde en « reporter » et en « réalisateur vidéo » des tragédies en milieu de travail. Finalement, la famille et les amis des personnes qui ont subi des blessures au travail ont pu réclamer plus haut et plus fort que des enquêtes policières soient menées et que des accusations criminelles soient portées.

En troisième et dernier lieu, la société est devenue plus intolérante envers les blessures et les décès en milieu de travail au cours de la dernière décennie. En partie à cause des deux premiers facteurs, de l’avis de l’auteur, les employeurs qui ne prennent pas « les mesures voulues pour éviter les blessures corporelles » à leurs travailleurs s’exposent plus que jamais auparavant à de sérieuses critiques et à des accusations de négligence criminelle en matière de SST. La population est peu consciente de l’engagement fort que prennent bon nombre de sociétés et de dirigeants à l’égard de la sécurité de leurs travailleurs, mais la sensibilisation et l’indignation de la population sont grandes lorsqu’un travailleur est blessé au travail. Ce phénomène s’est aussi traduit par un plus grand nombre d’enquêtes policières et d’accusations en vertu du projet de loi Westray.

Pour les professionnels de la SST ainsi que les cadres supérieurs et les administrateurs, les arguments avancés dans cet article mènent à la question suivante : « Que pouvons-nous faire pour réduire le risque de faire l’objet d’une enquête et d’être accusés de négligence criminelle en matière de SST? » La réponse complète sera le sujet de mon prochain article. Cependant, en attendant, je vous invite à réfléchir aux trois questions suivantes :

  1. Quelle valeur votre organisation accorde-t-elle à la santé et à la sécurité de ses employés?
  2. À quand remonte la dernière fois que les cadres supérieurs et les administrateurs ont reçu une formation significative en matière de santé et sécurité au travail?
  3. Votre organisation a-t-elle déjà soumis son système de gestion de la santé et de la sécurité au travail à une « simulation de crise » au moyen d’une analyse de scénarios?

Pensez-y, et surveillez la publication de mon prochain article.


1 R.S.C., 1985, c. C-46
2 R. v. J.F., 2008 SCC 60
3 R. v. Waite, 1989 CanLII 104 (SCC)

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