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S’inscrivant dans l’évolution jurisprudentielle et administrative récente, l’arrêt Apex Tool rendu par le Conseil d’Etat le 29 décembre dernier1 confirme la vision pragmatique et économique de celui-ci dans l’appréciation des moyens de preuve en matière de taux d’intérêt.

Cet arrêt illustre la reconnaissance par les juges administratifs des moyens de preuve résultant d’analyses économiques, pour statuer sur le caractère normal de taux d’intérêts intragroupe versés par des emprunteurs français.

Le contrôle des taux d’intérêts de prêts intragroupes

Vérification des taux d'intérêt intragroupe

Pour rappel, l’Administration utilise deux fondements, lors de ses opérations de vérification de comptabilité, pour remettre en cause les taux d’intérêts de prêts intragroupe lorsqu’elle juge ceux-ci excessifs :

■    L’article 57 du Code Général des Impôts (« CGI ») et les dispositions conventionnelles, renvoyant en pratique au Principe de pleine concurrence tel qu’exposé dans les Principes de l’OCDE2. Dans ce cadre, la charge de la preuve incombe – initialement – à l’Administration ;

■    L’article 212-I-a) du CGI, selon lequel les contribuables peuvent déduire les montants des intérêts pour la fraction excédant au taux effectif moyen de l'article 39-1-3° du CGI, s’ils rapportent la preuve que le taux pratiqué est conforme à celui qu’ils auraient pu obtenir « d'établissements ou d'organismes financiers indépendants dans des conditions analogues ».

La charge de la preuve repose donc, pour ce dispositif, et pour la fraction du taux d’intérêt supérieur au taux effectif moyen de l’article 39-1-3° du CGI, sur le contribuable.

Or, la pratique des services vérificateurs s’est, d’une part, progressivement appuyée sur une utilisation fréquente de l’article 212-I-a) du CGI, et d’autre part sur une interprétation très rigoureuse de celui-ci les conduisant à refuser en pratique un grand nombre de moyens de preuves. Selon certains praticiens, cette position très stricte de l’Administration tendait vers la « preuve impossible ». Cette situation a toutefois fait l’objet d’évolutions jurisprudentielle et administrative significatives entre juillet 2019 et janvier 20213.

L’évolution jurisprudentielle récente jusqu’à la décision Apex du Conseil d’Etat

La jurisprudence – une nouvelle fois – abondante relative à l’application de l’article 212-I-a) du CGI, la publication des « fiches pratiques » de l’Administration fiscale4 en janvier 2021 et l’expérience pratique des contrôles fiscaux de ces derniers mois, témoignent de la technicité du sujet et de l’incertitude fiscale qu’il fait naître pour les groupes de société.

Pour rappel, Juillet 2019 : l’ouverture du Conseil d’Etat dans l’avis Wheelabrator

C’est le Conseil d’Etat, qui, dans son Avis Wheelabrator de Juillet 20195 avait ouvert la voie à une approche plus pragmatique, alignée avec la pratique OCDE, de la démonstration par le contribuable du caractère de « pleine concurrence » d’un taux d’intérêt pratiqué dans le cadre d’un financement intragroupe, permettant notamment l’utilisation de référentiels obligataires6.

2020-2021 : une jurisprudence sous tension

L’Avis Wheelabrator n’a cependant pas entrainé un changement radical de la pratique jurisprudentielle et plusieurs arrêts des Cours Administrative d’Appel rendus en 2020 et 2021, avaient rejeté  la démonstration de la pleine concurrence de taux fondée sur (i) une analyse du risque de défaut de l’emprunteur (ou « scoring ») et (ii) une comparaison de taux avec des transactions obligataires comparables. On citera par exemple les arrêts (i) Apex Tool7 mais aussi (ii) Willink8, (iii) Les Bordes Club International9, (iv) Sté Paule Ka10 et plus récemment (vi) Aviagen France11. Sans rentrer dans leur analyse, on notera que les praticiens s’accordent à reconnaître que ces arrêts témoignent d’une évolution de l’analyse du juge administratif. Ils s’inscrivent néanmoins, à divers degrés, en faux de la ligne initiée par le Conseil d’Etat, de par leur lecture restrictive de la notion de comparabilité.

Cette série d’arrêts s’oppose à quelques décisions de la Cour Administrative d’Appel de Paris Studialis12 puis, à nouveau, du Conseil d’Etat lui-même dans les arrêts WB Ambassador13 et BSA14, démontrant une prise en compte de plus en plus effective des analyses économiques et renouant ainsi avec l’approche tracée par l’Avis Wheelabrator.

Il a par ailleurs été pris acte de cette évolution jurisprudentielle par l’Administration qui a publié – pour rappel – le 28 janvier 2021, 8 fiches pratiques visant à expliciter à partir d’exemples concrets la manière dont une société emprunteuse peut apporter la preuve que le taux pratiqué est conforme à celui qu’elle aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues.

Evolution de la jurisprudence

Les apports de l’arrêt Apex

Dans cette affaire, une société avait souscrit un financement intragroupe en vue de l’acquisition de titres d’une société tierce. L’emprunteuse est une société holding qui détient par ailleurs les titres de quatre sociétés avec lesquelles elle forme un sous-groupe.

A la suite d’une étude menée a posteriori par un conseil externe, puis complétée par une étude corroborative, la société a considéré que le taux du financement intragroupe de 6 % était conforme à celui qu'elle aurait pu obtenir d'établissements ou d'organismes financiers indépendants dans des conditions analogues. Ainsi, elle a présenté une réclamation contentieuse afin de se voir rembourser les cotisations d’impôt qu’elle considère avoir payé à tort au titre des années 2011 et 2012. L’Administration a refusé de faire droit à sa demande.

Dans l’arrêt du 29 décembre 2021, le Conseil d’Etat annule l’arrêt d’appel qui confirmait la position du Tribunal Administratif et de l’Administration, en retenant que :

■    Constitue une erreur de droit le fait de considérer que le « rating » de la société emprunteuse n’était pas valable en ce que la note de crédit attribuée tenait compte des états financiers consolidés du sous-groupe détenu par la holding emprunteuse et ne se fondait pas sur les comptes sociaux de la holding ;

■    Constitue une erreur de droit le rejet d’une étude de comparabilité complémentaire fondée sur un échantillon d’emprunts bancaires au motif que les sociétés emprunteuses de ce panel appartenaient à des secteurs d’activités hétérogènes par rapport à celui de la société emprunteuse.

Ainsi, l’arrêt du Conseil d’Etat accueille l’argumentaire du contribuable et renvoie à la Cour Administrative d’Appel de Paris le soin de juger, sur le fond, la méthodologie et l’analyse économique apportée par le contribuable.

Au plan des principes, l’arrêt du Conseil d’Etat vient renforcer la légitimité des pratiques suivantes :

■    Quant à l’étape de notation de l’emprunteur

□    Reconnaissance des méthodologies mixtes qualitatives et quantitatives ;

□    Validation de la considération de données financières consolidées au niveau de l’emprunteur quand celui-ci détient des filiales.

■    Quant à l’analyse de comparabilité et de détermination du taux d’intérêt de pleine concurrence :

□    L’existence de secteurs d’activités hétérogènes d’emprunteurs dans l‘échantillon retenu ne constitue pas, en soi, un critère justifiant le rejet de l’analyse.

Conclusion

L’arrêt Apex Tool du Conseil d’Etat s’inscrit dans la droite ligne de l’approche pragmatique des jurisprudences de la fin de l’année 2020 et des fiches pratiques de l’Administration de janvier 2021, visant à reconnaitre la possibilité pour le contribuable d’opérer une analyse économique fine et détaillée pour justifier de la nature de pleine concurrence du taux pratiqué dans le cadre de financements intragroupe.

Ce faisant, bien que favorable au contribuable, cette jurisprudence témoigne également du caractère impératif pour les contribuables parties à des financements intragroupes significatifs ou présentant des caractéristiques particulières, de préparer une démonstration économique robuste. En effet, celle-ci se doit d’être fondée sur une méthodologie cadrée et précisément documentée, afin de sécuriser leurs opérations et de se prémunir le plus efficacement possible des risques de redressement.


Index

Index

1 CE, Arrêt Apex Tool, n°441357, 29 décembre 2021

2 Principes de l'OCDE applicables en matière de prix de transfert à l'intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, dans leur version applicable

3 Nous vous renvoyons sur ce point pour plus de détails à notre article du 16 février 2021

4 Taux d'intérêt des emprunts auprès d'entreprises liées – 8 fiches pratiques

5 CE, Avis Wheelabrator, n° 429426, 429428, 10 juillet 2019

6 Cette position a par ailleurs été appliquée par le Tribunal Administratif de Versailles (4 avril 2019 n° 1607393 et 1806803, SAS Wheelabrator group) dans l’espèce ayant causé la transmission par le Tribunal Administratif au Conseil d’Etat pour avis. Le jugement du Tribunal Administratif confirme que l’étude, fondée sur un « scoring » (notation de crédit) à partir d’un outil logiciel et sur une comparaison avec des transactions observées sur le marché obligataire satisfaisait aux conditions de preuve prévues à l’article 212.I-a) du CGI, et a donné raison au contribuable.

7 CAA Paris, Apex Tool, n° 18PA00608 du 10 mars 2020

8 CAA Paris, Willink, n°20PA00585 du 23 septembre 2020

9 CAA Nantes, Les Bordes Club International, n° 18NT01750 du 8 octobre 2020

10 CAA Paris, Sté Paule Ka, n° 18PA02715 du 10 Décembre 2020

11 CAA Nantes, n° 20NT02243 du 10 décembre 2021

12 Studialis, n°18PA01026 du 22 octobre 2020

13 CE, WB Ambassador n°428522 du 10 décembre 2020

14 CE, BSA n° 433723 du 11 décembre 2020


AUTEURS

Elfie Ossard Quintaine
KPMG Avocats

Guillaume Madelpuech
Directeur, Avocat
KPMG Avocats

EXPERTISE CONCERNÉE