La Cour d’appel de Liège a récemment pris position relativement à la notion d’établissement stable et alimente une certaine jurisprudence selon laquelle les moyens humains et techniques d'une société pourraient constituer un établissement stable d'une autre société (Liège (9ch.), 22 octobre 2021, n°2020/RG/765). La position des juges en l’espèce semble pourtant en contradiction manifeste avec l’interprétation la plus récente de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE, 7 avril 2022, Berlin Chemie, C-333/20).

L’établissement stable, une notion centrale dans la localisation de certains services et la détermination du redevable de la taxe

Le lieu des prestations de services fournies à un assujetti agissant en tant que tel est, conformément à la règle générale fixée dans l'article 21, § 2, du Code de la TVA (transposition de l'article 44 de la Directive 2006/112/CE, ci-après, « directive TVA »), réputé se situer à l'endroit où cet assujetti a établi le siège de son activité économique. 

Si l'assujetti, preneur de services, possède un établissement stable situé dans un endroit autre que celui où il a établi le siège de son activité économique et que la prestation de services est fournie à cet établissement stable, la prestation de services sera localisée à l'endroit où cet établissement est situé.

En ce qui concerne le redevable de la taxe, en principe, conformément à l’article 51, § 1er, du Code de la TVA (transposition de l’article 193 de la directive TVA), la taxe est due par l'assujetti qui effectue une livraison de biens ou une prestation de services. Par exception, la TVA est due par l'assujetti ou la personne morale non assujettie identifiée à la TVA, à qui sont fournis les services visés à l'article 44 de la directive TVA (c'est-à-dire les services localisés au lieu du preneur), si ces services sont fournis par un assujetti qui n'est pas établi dans cet État membre (article 196 de la directive TVA, transposé à l’article 51, § 2, alinéa 1er, 1°, du Code de la TVA) ou si, alors même que le prestataire dispose d'un établissement stable dans l'Etat membre du preneur, l'établissement ne participe pas à la prestation (article 192bis de la directive TVA, transposé à l’article 51, § 2, alinéa 2, du Code de la TVA, et article 53 du règlement d'exécution (UE) n° 282/2011 du Conseil du 15 mars 2011 portant mesures d'exécution de la directive 2006/112/CE relative au système commun de la taxe sur la valeur ajoutée, ci-après, « règlement d'exécution »).

La notion d’établissement stable est donc primordiale étant donné qu’elle intervient tant dans la localisation de certains services que dans la détermination du redevable de la taxe.

La directive ne définit cependant pas cette notion d'établissement stable qui a dès lors été largement interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, « CJUE »). En vertu d'une jurisprudence constante de la CJUE, l'établissement stable suppose un degré suffisant de permanence et une structure apte, du point de vue de l'équipement humain et technique, à rendre possible, de manière autonome, les prestations de services considérées (CJCE, 4 juillet 1985, Berkholz, C-168/84 ; CJCE, 17 juillet 1997, ARO Lease, C-190/95 ; CJCE, 7 mai 1998, Lease Plan, C-390/96 ; CJCE, 28 juin 2007, Planzer Luxembourg, C-73/06 ; CJUE, 16 octobre 2014, Welmory, C-605/12). Cette interprétation, qui vaut d'ailleurs tant pour l'assujetti qui reçoit les services considérés (« établissement stable passif ») que pour celui qui les fournit (« établissement stable actif ») a été reprise respectivement aux articles 11 et 53 du règlement d'exécution.

Les dissensions qui entourent la notion de « moyens humains et techniques »

Malgré cette définition, la notion d'établissement stable en matière de TVA donne lieu, depuis de nombreuses années, à un important contentieux résultant des difficultés de qualification qui entourent cette notion et plus spécifiquement la notion de « moyens humains et techniques ». Plus particulièrement, la question de l’indépendance juridique entre les moyens humains et techniques et un siège étranger fait l’objet de débats.

Ainsi, la CJUE a déjà soutenu qu’une filiale pouvait, dans certains cas extrêmes, être considérée comme un établissement stable de sa société mère (CJUE, 20 février 1997, DFDS, C-290/95 ; CJUE, 7 mai 2020, Dong Yang, C-547/18) malgré l’opinion dissidente de l’avocat général dans l’affaire Dong Yang.

Dans le passé, la CJUE a même laissé planer le doute sur le fait que les moyens humains et techniques d'une société pourraient constituer un établissement stable d'une autre société, aucun lien de contrôle n’existant entre ces deux sociétés juridiquement indépendantes (CJUE, 16 octobre 2014, Welmory, C-605/12). Cette thèse est d’ailleurs défendue par une certaine jurisprudence belge et a récemment été réaffirmée par la Cour d’appel de Liège dans son arrêt précité (en ce sens, voy. aussi, Civ. Liège (div. Liège), 14 janvier 2020, n° 18/1759/A).

Pourtant, dans sa jurisprudence récente, la CJUE semble affirmer que l’existence d’un établissement stable requiert la présence de moyens humains et techniques propres (CJUE, 25 octobre 2012, Daimler, C-318/11 et C-319/11 ; CJUE, 3 juin 2021, Titanium Ltd, C-931/19 ; CJUE, 7 avril 2022, Berlin Chemie, C-333/20).

Comment dès lors concilier des positions qui semblent contradictoires ?

  • D’une part, l’administration et la jurisprudence belges qui considèrent que le personnel d’une société tierce peut être vu comme formant l’établissement stable d’une autre société ;
  • D’autre part, la CJUE, dont l’interprétation devrait être contraignante, pour qui le personnel doit être le personnel propre de la société étrangère pour en constituer l’établissement stable.  

La spécificité des faits de l’arrêt de la Cour d’appel de Liège

Dans l’affaire en cause, la Cour d’appel de Liège a eu à connaître d’une contrainte décernée par l’administration à charge de la société belge SA S. LOGISTICS. Cette dernière effectuait des livraisons de biens au profit d’une société slovaque, la SRO A.

En ce qui concerne la notion d’établissement stable, l’administration justifie la présence d’un établissement stable de la SRO A en Belgique, au sein des locaux de la SA S. LOGISTICS, par le fait que des documents comptables et extra-comptables de la SRO A (cachet à son entête, feuilles de route, ordinateur avec programme de gestion de sa flotte, CMR (lettres de voiture), contrats d’assurances, courriers, mails) ont été découverts à l’adresse de la SA S. LOGISTICS ainsi que par le fait que le personnel de la SA S. LOGISTICS effectuait des tâches relevant de la gestion quotidienne de la SRO A.

La Cour d’appel de Liège confirme que les constatations de l’administration permettent de présumer la réalité de l’établissement stable de la société slovaque au sein des locaux de la SA S. LOGISTICS. La Cour s’inscrit de la sorte dans un certain courant jurisprudentiel qui tend à considérer que les moyens humains et techniques d’une société peuvent constituer un établissement stable d’une autre société, aucun lien de contrôle n’existant entre ces deux entités juridiquement indépendantes. Cet arrêt vient donc alimenter les dissensions autours de la notion d’établissement stable, même si les faits peuvent être lus à l’aune de la simulation, ce qui limiterait sensiblement la portée de cet arrêt et aurait le mérite de le remettre en accord avec la jurisprudence européenne en la matière.

La nécessaire clarification de la notion d’établissement stable face aux interprétations divergentes

L’absence de directives européennes communes concernant la notion d’établissement stable a donné lieu à une multiplicité d’interprétations divergentes. En ce qui concerne plus particulièrement la notion de « moyens humains et techniques », la question de l’exigence ou non du caractère « propre » de ces moyens demeure floue.

L’existence d’un établissement stable requiert-elle la présence de moyens humains et techniques propres ? La présence d’une filiale sur le territoire d’un Etat membre peut-elle donner lieu à l’existence sur ce territoire d’un établissement stable d’une société mère étrangère ? Enfin, les moyens humains et techniques d’une société peuvent-ils constituer un établissement stable d’une autre société, aucun lien de contrôle n’existant entre ces deux entités juridiquement indépendantes ?

L’administration belge prévoit de publier une circulaire destinée à clarifier la notion d’établissement stable. Toutefois, l’administration attendait la position de la CJUE dans l’affaire Berlin Chemie (CJUE, 7 avril 2022, Berlin Chemie, C-333/20). Gageons que la position de la Cour ne facilitera pas la tâche des rédacteurs de ladite circulaire tant elle apparaît en contradiction manifeste avec la position de l’administration acceptée par la Cour d’appel de Liège.

Il reste à espérer que l’administration pourra publier cette circulaire tant attendue sur base de la position européenne, qui fournit une sécurité juridique bien supérieure, quitte à laisser ouverte une porte qui permettrait le recours à la simulation, voire à l’abus de droit, pour lui permettre de contrer les cas extrêmes de mauvaise foi.

 

Auteurs : Sarah Cornet, Tax Adviser & Benoit Pernet Partner Indirect Tax